Lentigny, village viticole
L'histoire de la vigne à Lentigny
Retrouvez un peu de l'histoire de notre commune, en quelques images et quelques mots, sélectionnées et commentées par Gérard Specklin.
Aujourd’hui, la commune de Lentigny compte moins d’une vingtaine d’hectares de vignes. Mais il y a 100 ans, il y en avait près de 300 ha, soit un quart de la superficie de la commune. Au recensement de la population de 1901, 4 chefs de famille sur 5 se déclarent cultivateurs « patrons », soit 181 exploitations agricoles qui toutes produisaient plus ou moins de vin.
Voici une petite histoire de cette culture qui a tellement marqué notre village et notre région.
La plus grande partie des informations de ces pages est tirée du livre : « Vivre à Lentigny hier et aujourd’hui. Petites chroniques et images » 2004.
Vendanges à Aubertet en 1895
Avant 1914
Ce chapitre a été publié dans Le Petit Lentignois de janvier 2021
La culture de la vigne à Lentigny est très ancienne. Au 14ème siècle, un testament indique que les crus des Prés (aujourd’hui Contenson) et des Ormes sont renommés. Fin 17ème, la vigne occupe un 1/8ème des terres de la paroisse. La majorité des habitants sont vignerons ou grangers (terme désignant un fermier ou un métayer).
En 1789, dans les cahiers de doléance, les habitants dénoncent la lourdeur des divers impôts : « les seuls droits perçus sur 1000 pièces de vin environ (1) que la paroisse fournit à la consommation de Paris excèdent de cinq sixièmes pour chaque tonneau la valeur réelle de cette denrée sur les lieux ».
Fin 19ème, alors que le phylloxera (2) ravage les vignobles du midi de la France, les viticulteurs de Lentigny font de très belles affaires en vendant leur vin à Paris, avant d’être eux-mêmes atteints par cette calamité. Xavier Faure, propriétaire du domaine viticole d’Aubertet, écrit en 1887 : « les vignes très belles, qui me donnent actuellement de beaux produits, sont menacées par le phylloxera dont on constate les approches ».
La crise phylloxérique induit des transformations profondes. Dans un premier temps, les cépages traditionnels sont remplacés par les hybrides américains (3), résistants à la maladie, mais avec cependant un très gros inconvénient : le vin ne ressemble pas beaucoup à ce que l’on produisait avant. On parle de goût foxé, de goût de « pisse de renard »...
1896 sur la route de Roanne, on aperçoit les maisons du Pont et l’église de Villemontais.
Transport du vin en char à bœufs vers le port de Roanne où il rejoindra Paris,
après un long voyage sur la Loire jusqu’à Orléans (qui deviendra rapidement la capitale française du vinaigre !)
Au final, la crise phylloxérique impacte relativement peu le vignoble de la côte roannaise en termes de production. Ainsi, dans le Journal de Roanne du 22 octobre 1899 (4) : « la végétation des vignes de la Côte a été extraordinaire et la pousse a été plus que normale. (…) Le phylloxera commence, il est vrai, à y faire quelques trouées, mais grâce à l’énergie et la ténacité de nos vignerons, les ravages du terrible insecte ont été promptement enrayés.»
La chance du vignoble de la Côte Roannaise est de n’avoir été touché par le phylloxera que tardivement par rapport à son apparition dans le midi de la France, permettant de limiter sérieusement les conséquences du fait des techniques de lutte mises au point entre temps : lutte chimique, plantation d’hybrides producteurs directs et finalement greffage sur plants américains résistants.
Le grand cuvage d’Aubertet construit en 1891 par Xavier Faure,
et son toit remarquable en shed, utilisant le savoir-faire des architectes roannais pour la construction des usines textiles.
Le cuvage abritait deux pressoirs, deux cuves et vingt foudres d’une contenance totale de 400 hl,
permettant de vinifier la récolte des 6 vignerons du domaine (4 vignerons à Aubertet, 2 vignerons à Aris).
Les remèdes étant trouvés, l’abondance des plantées provoque même une surproduction (crise de 1907) et la baisse des cours du vin. En 1908, avec une production de 27 616 hl, Lentigny bat tous ses records (5). Les 20 plus gros producteurs sur la commune sont :
- Maurice Gaume (1220 hl, il est même le plus gros déclarant de l’arrondissement !)
- Xavier Faure (700 hl)
- Benoît Gaume (650 hl)
- Pierre Dufour (516 hl)
- J. Chartre (500 hl)
- Michel Dufour (452 hl)
- Claude Goujon (440 hl)
- Pierre Millet (432 hl)
- Jules Roffat (430 hl)
- J. Roche (400 hl)
- Claude-Marie Traclet (370 hl)
- M. Letellier (366 hl)
- De Lalobie (380 hl)
- J. Charmette (360 hl)
- Claude Collet (340 hl)
- Pierre Morin (320 hl)
- J. Dévourdy (310 hl)
- Jean-Marie Bras (300 hl)
- Antoine Goujon (300hl)
- B. Millet (300 hl)
Au total, on dénombre 93 vignerons (6) ayant déclaré plus de 100 hl chacun. Au début du 20ème siècle, la vigne occupe encore près de 300 ha (un quart de la superficie de la commune). Cette récolte exceptionnelle représente donc un rendement de plus de 90 hl/ha, c’est ce qui s’appelle « faire pisser la vigne » ! Mais les autres communes de l’arrondissement ne sont pas en reste : Renaison déclare 44 545 hl, et Villerest 20 824 hl (7).
Cette nouvelle conjoncture, associée aux mauvaises récoltes des années précédant 1914, modifie complètement les conditions d’exploitation et entraîne la disparition de la vigne en de nombreux cantons (8).
Étiquette de la production 1900 du domaine des Millets
Qui dit vigne, dit eau de vie de marc !
Groupe de vendangeuses et vendangeurs à Lentigny vers 1900
De 1914 aux années 1950
Les effets de la grande crise viticole de 1907 (effondrement des prix liés à une énorme surproduction) furent longs à résorber. 14-18 permet d’écouler de grandes quantités (le pinard du poilu) mais intensifie la précarité des petites exploitations où les femmes doivent faire le travail des hommes.
Banquet du concours de greffage 1923, à l’hôtel Goujon (le bâtiment n’existe plus,
il se situait à l’emplacement du parking de l’actuelle boulangerie, le long de la D53 - route de Villemontais)
Entre les deux guerres, la commercialisation reste difficile et les surfaces de vigne continuent de décroître. Pour essayer de réduire la production tout en orientant la viticulture vers plus de qualité, une loi interdit en décembre 1934 la commercialisation des vins de cépages hybrides américains (loi toujours en vigeur aujourd'hui). Le journal de Roanne du 3 février 1935 écrit : « Quant au vin, sa situation est encore moins brillante que celle du blé : à part quelques millions d’hl qui seront distillés, on a remis le sort de la viticulture à des commissions. Depuis 15 ans nous avions prévu la surproduction. La situation en Algérie est plus angoissante encore parce qu’on n’y peut payer l’ouvrier de la vigne avec du vin, car la loi de Mahomet interdit, paraît-il, à l’Arabe, la consommation de tout liquide fermenté ».
Dans les années 20, Eugène Gaume produit un vin mousseux aux Millets à Lentigny.
Il est également négociant, et joignable au téléphone n°1 !
Vendanges en 1942 chez Duvouldy à Lentigny
Dès l'après-guerre, les vignerons de la Côte, groupés dans l’AVR (Association Vinicole Roannaise) comprennent que leur salut viendra de la qualité : label VDQS (Vin Délimité de Qualité Supérieure), obtenu en 1955, puis la consécration avec l’AOC (Appellation d’Origine Contrôlée) en 1994.
Le journal « Paysans de la Loire » du 10 octobre 1955, relate cette savoureuse conversation entre deux vignerons : « Si te vou savai ce que l’administration paisse de lu vignerons de la couta t’o qu’a y demando au More de vé Laitigné, qu’é un boune houmme, po fiore, facile à parlo, et colo su la juliprudaice queume y disont ».
Soit « Si tu veux savoir ce que l’administration pense des vignerons de la Côte, t’as qu’à le demander au maire de Lentigny. C’est un homme bon, pas fier, avec qui on peut parler facilement, et calé sur la jurisprudence comme ils disent ». Le maire de Lentigny en question est Georges Blanc, qui prendra en 1957 la présidence de l’AVR, Association Vinicole Roannaise.
Des années 1950 à aujourd’hui
Janvier 1954 - Fête des vignerons : banquet de la St Vincent à l’hôtel Danton (au Pont)
Au 1er rang (assis) Marcel Collet, Eugène Gaume, le maire Georges Blanc
Après des années de discussions enflammées, 1957 voit le démarrage de la cave coopérative de Renaison, qui, malgré ses 360 adhérents, n’eut jamais vraiment l’adhésion des viticulteurs de la Côte Roannaise. Les viticulteurs n’y livraient pas le raisin, c’est un camion de la coop qui venait le chercher. Dans chaque commune, la coop avait mis à disposition une petite grue qui permettait de transborder les containers en bois de 600 L. L’erreur originelle de la cave coopérative est d’avoir accepté de ne recevoir qu’une partie de la récolte des vignerons (mais auraient-ils jamais accepté un règlement obligeant de tout livrer ?). Par conséquent, la cave ne récupérait généralement pas le meilleur…
La fin de l’aventure de la cave coopérative (9), en 1972, marque le début du redressement, grâce au travail et à la ténacité de quelques vignerons tel que Pierre Gaume au Domaine des Millets, qui a présidé l’AVR pendant 13 ans, de 1976 à 1989. Le travail de l’association sera récompensé par l’obtention de l’AOC en 1994.
Les années 1950 correspondent aussi à la période où la bouteille commence à supplanter le tonneau, une petite révolution. Bien des vignerons traditionnels n’y étaient pas prêts.
Pierre Gaume sera le dernier viticulteur sur la commune de Lentigny dont le revenu principal est la production de vin. Il représente la 4ème génération d’une famille de vignerons installés aux Millets (10). Son père Claude avait abandonné la vigne pour une ferme traditionnelle. En 1975, Pierre et son épouse Augusta Néron, également fille de vignerons, s’orientent définitivement vers la viticulture. Choix difficile, avec 3,5 ha de vignes, dont une partie doit être rapidement replantée : vin rouge en VDQS puis en AOC à partir de 1994, vin blanc Chardonnay classé Vin de Pays d’Urfé, un peu de rosé et enfin, dès le début des années 1990, un blanc de blanc mousseux. Les dernières vendanges du domaine des Millets ont lieu en 2008. Les vignes sont alors louées puis progressivement arrachées.
En 1987, une pratique agricole aujourd’hui rarissime à Lentigny : le minage (défonçage ou labour très profond de 60cm) d’une parcelle en vue de l’implantation d’une nouvelle vigne.
Pierre Gaume se tient sur la charrue pour l’aider à s’enfoncer. Deux tracteurs sont nécessaires pour tirer un seul soc.
La charrue est une fabrication maison !
Au concours annuel des vins de la Côte Roannaise de 1990, qui se tient à St-Alban, Pierre Gaume est primé pour son rouge catégorie « jeune et fruité ». M. Vaux, ancien sous-préfet de Roanne, évoque l’accès espéré vers l’AOC et met en avant la remarquable unité de la Côte Roannaise, qui devrait « être soulignée par des routes recouvertes de gravillon rose de nos carrières ».
Le 6 février 1993, le concours annuel des vins a lieu à Lentigny. Plus de 80 échantillons sont en lice ! Pour cette grande occasion, présidée par Marcel Vial, l’AVR s’offre la participation de deux célébrités de l’époque : le comédien Jean Bertho et le chansonnier Jacques Mailhot. Tous les maires de la Côte Roannaise sont là, ainsi que Jean Auroux, député maire de Roanne, les conseillers généraux etc.
Pierre Gaume et son épouse Augusta.
A l’occasion du concours annuel des vins de 1993, le Crédit Agricole sponsorise un calendrier avec les portraits des viticulteurs de la Côte.
Depuis la dernière guerre, la vigne continue sa très forte régression sur le territoire de la commune. En 1942, Lentigny en comptait encore près de 200 ha.
- 1900 : 300 ha, soit plus du quart de la surface du village
- 1942 : 200ha
- 1957 : 110 ha
- 1975 : 35 ha
- 2022 : à peine 20 ha. Lentigny n’est plus aujourd'hui le siège d’aucune exploitation viticole (dont la viticulture est l’activité principale)
Mais avec le réchauffement climatique, cette prière à St Vincent, le protecteur des vignerons, garde toute son actualité : « Le soulé (soleil), d’accord y nous in faut, mais entention, où faut pas tout y griller, dins noutré vigne, rappeli vous en bien, ne fesint pas de raisins de Corinthe ! »
1 Une pièce = 2 feuillettes = 200 litres au 19ème et 20ème siècle, mais 226 litres dans le Roannais au 18ème siècle
2 Petit insecte piqueur dont l’infestation d’un pied de vigne non résistant provoque sa mort en quelques années
3 Le plus connu est un cépage blanc, le Noah. Les cépages américains seront finalement interdits en 1934
4 Cité par Robert Bouiller « La viticulture en Côte Roannaise – l’histoire et les traditions » 2005 Centre de Recherches du Musée Alice Taverne Etudes & documents n°46
5 C’est presque le triple de la production actuelle de tout le vignoble de Côte Roannaise (210 ha environ !)
6 Au recensement de 1901, Lentigny compte 906 habitants.
7 Journal de Roanne du 15 novembre 1908
8 Robert Bouiller, ouvrage cité
9 Le bâtiment existe toujours avec l’inscription sur sa façade « Chais de Renaison »
10 Sans lien de parenté proche avec Eugène Gaume, également installé au lieu-dit les Millets, évoqué en deuxième partie
Sources
- Livre « Vivre à Lentigny hier et aujourd’hui » publié en 2004, disponible à la médiathèque de Lentigny
- Robert Bouiller « La viticulture en Côte Roannaise – l’histoire et les traditions » 2005
- Centre de Recherches du Musée Alice Taverne Etudes & documents n°46
- Témoignages d’habitants de Lentigny et de Villemontais